Voyage dans le temps

  9 juin 2017

Après le Nemrut, on part plein sud, en direction du « croissant fertile », cette région de Mésopotamie qui a vu l’invention de l’agriculture et de l’écriture cursive, et peut-être même de la religion. Nous sommes à la recherche d’une petite communauté de chrétiens qui parlent encore une langue très proche de celle parlée par Jésus, et qui perpétuent une église qui a durant plus de mille ans cohabité pacifiquement avec l’Islam, mais qui a quasiment disparu voici une centaine d’années.

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Notre premier objectif est Şanliurfa, communément appelée Urfa, anciennement Édesse, où Abraham est né. Mais avant d’arriver en ville, nous faisons un crochet obligatoire pour visiter un site archéologique incroyable, Göbekli Tepe. Les fouilles ont révélé un site probablement religieux, qui en ferait le plus vieux retrouvé au monde. Il serait en fait 3000 ans plus vieux que la plus ancienne ville néolithique retrouvée jusqu’à présent, il a été daté de 9000 ans av. J.-C. Il s’agit de cercles de monolithes de plusieurs tonnes en forme de T, qui ont été rassemblés ici on ne sait trop comment et surtout pour quelle raison. Manque de chance, lorsque nous arrivons sur le site, celui-ci est en plein chantier : les Turcs contruisent un grand musée et le site lui-même est fermé pour trois mois, apparemment pour une campagne de fouilles.

Très dépités, nous nous rabatons sur le centre de Şanliurfa, où nous tombons sur un aménagement récent de plusieurs musées très impressionnants. Tout d’abord, un immense bâtiment conique qui a été érigé autour de magnifiques mosaïques d’une villa romaine retrouvée ici récemment.

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Et juste à coté, on visite le magnifique musée d’archéologie, qui expose de manière chronologique les objets retrouvés dans la région, depuis le néolithique jusqu’à la période arabe et ottomane. Il ont également de très belles reconstitutions, dont, pour nous consoler, une copie des monolithes de Göbekli Tepe. Nous nous dirigeons ensuite vers les bassins d’Abraham à deux pas de là.

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Les Musulmans ont repris la plupart des prophètes de l’Ancien Testament et Abraham (Ibrahim en arabe) est considéré comme le premier musulman. Les pratiquants des deux religions se retrouvent donc autour d’un lieu sacré, Ibrahim’s pools, un petit bassin qui, selon la légende, a été crée par Dieu pour éteindre le bûcher sur lequel Nimrod (Nemrut), son ennemi et personnalisation du mal, a précipité Abraham. Celui-ci fut sauvé, et les charbons du bûcher transformés en carpes. Actuellement, le bassin est effectivement rempli de poissons grassement nourris pas les pélerins. Les Turcs ont créé un joli jardin autour des deux bassins, très fréquentés le soir à la fraîche.

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C’est en entendant parler français qu’un vieux bonhomme jovial nous aborde et nous raconte qu’il est Turc mais vit depuis vingt ans en Belgique. Osman - c’est son nom - est à la retraite et il a décidé de partir avec sa voiture en Turquie et visiter son pays qu’il connait très mal. Il est super content de trouver de la compagnie, et nous on apprécie sa bonne humeur et ses explications et traductions. Il ne s’est pas trop renseigné sur la région, contrairement à nous, donc c’est il nous suivra les prochains quelques jours, jusqu’à Hasankief, et nous décrouvirons cette région magnifique ensemble.

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Après une visite éclair de la citadelle et un iftar (repas de fin de jeûne) partagé autour de quelques kebabs, nous nous éloignons de la ville pour trouver un coin tranquille pour bivouaquer. Nous nous installons de nuit non loin de ce qui, pour notre malheur, se révélera être une mosquée. Il faut savoir que pendant le ramadan, le premier appel à la prière est à 3h du matin ! soit bien avant le lever du soleil, alors qu’il fait nuit noire encore pour une heure au moins.. ? Osman n’est pas très rassuré, il a aménagé sa voiture pour pouvoir dormir dedans mais il préfère les aires d’autoroute ou les parkings en ville.

A plusieurs reprises, en apprenant que nous venons de France, les locaux lancent en plaisantant que nos arrières-grand-parents étaient là. Effectivement, l’armée française a bien tenté de prendre Urfa pour l’incorporer à la Syrie, sous mandat français depuis la fin de la première guerre mondiale. C’est en résistant vaillamment aux Français que la ville d’Urfa a gagné son nom de Şanliurfa, soit Urfa la Glorieuse.

Le lendemain nous partons pour visiter plusieurs sites archéologiques dans cette région incroyablement riche, passant d’une université arabe à une ville romaine, en passant par un carvansérail en ruine, une église chrétienne abandonnée ou un lieu de culte paganiste. Tout cela le long d’une toute nouvelle route fraîchement goudronnée, apparamment crée pour les touristes.

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Ceci fait, et toujours avec Osman à notre suite, nous arrivons à Mardin, une ville magnifique qui domine la plaine syrienne. La vieille ville possède une concentration exceptionnelle de palaces, mosquées et église anciennes ainsi que des maisons de maître aux façades bien ouvragées. La ville a misé beaucoup sur le tourisme, la plupart des anciens palaces et belle maisons sont transformées en hôtel de haut standing. Malheureusent pour eux (mais heureusement pour nous), depuis un ou deux ans les touristes désertent le sud de la Turquie, trop proche de la Syrie et qui connait également depuis quelques temps un regain de tension entre le PKK, la guerilla turque, et le gouvernement. Nous sommes effectivement ici en territoire à majorié kurde et la police est très présente et armée jusqu’au dents, notamment aux entrées des villes qui sont étroitement surveillées.

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A quelques kilomètres du centre ville, nous visitons également le monastère syriaque de Mor Hananyo, plus connu sous le nom de monastère du safran, “Deyr ul zafaran” en turc. Fondé en 493, il a été longtemps le siège de l’Eglise syriaque, avant que celle-ci ne soit déplacé à Damas en 1932, après la quasi élimination des chrétiens de Turquie, victimes du génocide “arménien” qui a également, on le sait moins, provoqué le massacre de centaines milliers de syriaques et de grecs orthodoxes.

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L’église orthodoxe syriaque est la plus connue de la nébuleuse d’églises chrétiennes orientales. Bien que chrétienne, elle a des rites et des croyances différents des église catholiques, greque orthodoxe ou arménienne. Lors des premiers siècles de la chrétienté, de multitudes de congrégations se réclamant du christianisme pratiquaient leur religion de manière plus ou moins différente. Pour unifier toutes ces croyances, les Empereurs byzantins ont comvoqué uen série de sept conciles oeucuméniques afin de se mettre d’accord sur une seul canon. Le résultat est qu’au fur et à mesure des conciles, étalés entre 325 et 787, les décisions ont provoqués plusieurs schismes, d’abord avec les Neestoriens, puis avec les Assyriens ou Syriaques.

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Ces derniers ont rejeté les décisions du concile de Chalcedon, se faisant traiter de monophysites et persécutés (déjà) par les Byzantins. Ils se sont donc réfugiés dans une région peu hospitalière du sud de l’Anatolie, un plateau appelé Tur Abdin (“Montagne des serviteurs de Dieu”). C’est là qu’ils se sont établis et fondé de nombreuses églises et monastère. Ils ont connu l’invasion des Turcs musulmans, survécu aux invasions mongoles, puis prospété sous l’empire ottoman, qui a été jusqu’à la fin du XIXe siècle très respectueux des religions non musulmanes comme les Grecs orthodoxes, les Juifs, les Arméniens et les Syriaques.

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C’est probablement le délitement de l’empire ottoman qui a déstabilisé ses dirigeants, qui ont accusé les Chrétiens de complicité avec les Russes qui attaquaient leur empire à l’Est. Pendant la première guerre mondiale, en 1915, les Ottomans ont donc décidé d’éradiquer toute présence chrétienne de Turquie en massacrant et en déportant les Arméniens et les Syriaques d’Anatolie, où ils étaient majoritaires. Quand on mentionne le génocide à Osman, lui qui est bien éduqué et a vécu longtemps en Europe, il prend immédiatement le discours officiel turc, qui repousse la responsabilité des massacres aux bandes de bandits kurdes qui attaquaient les colonnes de réfugiés arméniens, rien d’autre que quelques victimes de plus de la Grande Guerre.

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Et pourtant, malgré le massacre de la plupart des Syriaques (appelés aussi Assyriens ou “Suryanis” en turc), soit 200’000 à 300’000 personnes sur un total de 600’000 dans l’empire ottoman, une petite communauté a resisté et est restée en Turquie, et ce sont leurs descendants que l’on rencontre actuellement au Tur Abdin (les Arméniens par contre ont complètement disparu de Turquie). La plupart des Syriaques vivent actuellement en Syrie, en Europe ou en Amérique, ayant été chassés de force au début du XXe siècle, puis ayant émigré à cause de la guerilla du PKK (indépendantistes kurdes) dans les années 1980 - 1990, ou pour raisons économiques. Quelques Syriaques sont revenus en Turquie ces dernières années, mais il s’agit en majorité de retraités qui reviennent construire une belle maison dans le village de leurs ancêtres.

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Depuis Mardin nous rejoignons Nusaybin, un ancien poste-frontière avec la Syrie (fermé depuis le début de la guerre), en passant par Dara pour visiter les ruines de l’ancienne ville romaine. Au temps des romains, la frontière de leur empire passait également ici. Nusaybin (aniennement Nusibis) avait été pris par les Perses, l’autre grand empire concurrent des Romains. Ceux-ci construisirent alors Dara non loin comme place fortifiée pour contenir les attaques perses. Il y a 2000 ans c’était déjà une région tourmentée ! Il faut relire le livre de William Dalrympyle, “From the Holy Mountain”. L’auteur visite la région à la recherche des communautés chrétiennes orientales dans les années 1996. Le conflit avec le PKK est alors au plus haut, et il est très dangereux de circuler dans la région. Il se fait constamment suivre par la police et les moines des monastères où il séjourne se font menacer. Le monastère du safran de Mardin était alors en mauvais état et ses moines n’étaient pas sûrs qu’ils pourraient rester encore longtemps. C’est en arrivant en Syrie que l’auteur retrouve la paix et la tranquilité… quel changement en vingt ans ! actuellement le monastère a été entièrement refait (grâce à l’argent de la diaspora), ils ont construit une boutique et un café pour les touristes, qui doivent payer pour une visite guidée. En même temps, l’importante communauté chétienne de Syrie qui vivait en très bons termes avec leurs compatriotes musulmans, à Alep ou à Damas, ont dû émigrer en masse pour éviter les représailles des troupes rebelles (les Chrétiens étaient très bien intégrés dans le régime de El Assad qui protégeait les minorités).

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Malgré quelques checkpoints tenus par des hommes en civils mais lourdement armés, nous sommes libres de circuler ou nous le voulons sans être inquiétés. Pourtant les touristes sont encore effrayés à la fois par les rumeurs d’attentat du PKK et par la poximité de la Syrie et l’industrie du tourisme est au point mort. Nous en profitons pour avoir les sites à nous seuls. Nous arrivons à Dara un dimanche, et malheureusement la nécropole romaine est fermée. Nous contournons la clôture et passons par un trou dans le grillage pour les voir de plus près. Puis nous allons voir les incroyables citernes construites comme une véritable cathédrale sous-terraine. Une famille habite là et s’occupe de faire visiter les citernes. C’est très très impressionnant !

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Un peu plus loin on voit les restes dela ville, un bout de voie pavée, un petit pont à deux arches et un bout de mur d’un bâtiment.

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Nusaybin donne l’impression d’une ville assiégée. La présence policière est très forte, nous sommes interrogés et nos passeports examinés à l’entrée de la ville. On se dirige vers l’ancien poste-frontière, situé dans une zone gardée par la police. On nous fait garer à l’extérieur et on peut entrer à pied. Il reste une petite colonne romaine dans le no-man’s land entre la Turquie et la Syrie, que l’on ne peut apercevoir qu’à travers les barbelés. De l’autre coté on voit la ville syrienne de Qamishli, construite par les Syriaques fuyant la Turquie.

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Mais l’intérêt de notre visite est de voir l’ancienne église syriaque de Mor Yaqoub (Saint Jean), présence incongrue au milieu de cette ville kurde entièrement musulmane. Entièrement ? non, car une famille resiste encore.

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L’église est gardée par une famille chrétienne, la dernière de la ville. Elle nous ouvre le grillage qui entoure l’église et les restes excavés d’une ancienne université.

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Le bâtiment abrite en fait deux petites église séparées par une arche, un style très inhabituel. La mère et sa petite Maria nous font visiter l’intérieur et la crypte ou repose Saint Ephrem, évêque de Nusibis.

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C’est un sentiment très prenant de penser que cette église, fondée en 325, a vu passer 17 siècles, plusieurs empires et invasions, et que cette famille parle encore la même langue qu’était enseignée par les moines aux quelques centaines d’étudiants de l’université, et pratique sa religion selon les même rites qu’à l’époque ! Alors que chez nous les vieilles églises romanes ont tout au plus 1000 ans, que notre langue n’a plus rien à voir et notre pratique du catholicisme (voire du protestantisme) serait incompéhensible aux chrétiens de l’époque. C’est une vraie capsule temporelle posée au milieu d’une zone très agitée.

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Dans un prochain article nous irons explorer quelques monastères du plateau de Tur Abdin.